Interview de professionnels de la restructuration sur le sujet des négociations nécessaires pour redresser une entreprise
Cette table ronde a été organisée par Option Droit & Affaires et a été publiée en Mars 2017
Nombre de sociétés continuent de traverser des difficultés et le calendrier électoral ne semble pas les freiner dans leurs projets de réduction d’effectifs. Des PSE sont ainsi annoncés au sein de Vivarte ou encore à La Voix du Nord, et d’autres sont à prévoir dans des secteurs fragilisés comme le retail ou le tourisme. Quels sont les outils à disposition pour négocier la survie de l’entreprise ? Quels sont les impacts des dernières réformes législatives ? Comment mobiliser les différentes parties prenantes sur un projet de restructuration ? Six experts apportent leur éclairage sur ces questions.
Poser un diagnostic
Nicolas de Germay, président d’Alandia, président d’honneur et fondateur de l’ARE (Association pour le retournement des entreprises) et président de l’Association des investisseurs en retournement (AIR) : En restructuring, chaque cas est particulier. La principale difficulté est néanmoins de s’assurer que l’ensemble des parties partagent le même constat de départ. Sans ce point de départ commun, ils ne pourront pas tisser l’avenir. Cela signifie faire preuve
de pédagogie, ce qui peut exiger du temps – parfois entre six à huit mois –, et de la transparence afin que les salariés comprennent parfaitement la situation dans laquelle se trouve leur société. Dès lors que le constat de départ est partagé, la discussion porte sur le point d’arrivée et seulement par la suite il faudra envisager les mesures à prendre pour atteindre cet objectif. La discussion initiale a pour but de créer un consensus sur la source des difficultés. La deuxième étape consiste à exposer le plan de restructuration. Nous n’exposons jamais d’emblée les mesures liées au social, car cela est contre-productif et aboutirait à braquer les salariés. D’autres mesures doivent être appliquées avant ce volet. Le social est rarement la seule source de difficulté pour l’entreprise. Les difficultés peuvent être liées à une productivité bridée en raison d’un retard d’investissement. Certaines entreprises ont également des coûts de structure totalement inadaptés qui doivent être traités en priorité. Dès lors que les salariés connaissent les besoins d’investissement, les charges de structure, les réflexions portant sur le plan de la stratégie, le volet social peut être traité. Dans certains dossiers, le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) est inévitable, mais son exécution sera d’autant plus rapide que l’ensemble des parties a conscience de la situation et qu’un consensus existe.
Benoît Rocher, associé, June Partners : Le discours ne peut effectivement pas être cohérent vis-à-vis des salariés si les réductions sur les principaux postes de coûts et de charges de structure n’ont pas été adressées au préalable. Commencer par traiter le volet social uniquement et envisager un potentiel PSE conduit à focaliser l’attention sur le point le plus sensible, générant des difficultés à manœuvrer par la suite dans un espace-temps par définition extrêmement réduit.
Dans une situation où chaque heure compte pour sauver une entreprise en difficulté, aborder seul le volet social est contre-productif.
Eric Pérès, secrétaire général, FO-Cadres : La question à laquelle nous devons répondre est pourquoi il est nécessaire de restructurer l’entreprise. Peut-être fait-elle face à une concurrence accrue, et, par conséquent, elle doit se réorganiser ou se restructurer. Le carnet de commandes est peut-être moins rempli, ce qui signifie éventuellement se séparer d’une activité au profit d’une autre plus rentable… S’agit-il d’assurer la survie de l’entreprise et de ses emplois ou bien
d’une opération financière visant à l’écrêtage de la valeur actionnariale ? De quelles restructurations parle-t-on ? Quelle est leur finalité ? Quelle sera la démarche ? Voilà les questions auxquelles nous devons d’abord répondre. Il convient ensuite d’apprécier la proportionnalité des choix retenus au regard de cette finalité. Aujourd’hui, l’emploi du terme «restructuration» est trop souvent synonyme de licenciements collectifs car ces principes de finalité et de proportionnalité n’ont pas été suffisamment travaillés en amont. Mais, parfois, certaines restructurations n’ont pas lieu d’être et leur finalité n’a pour objectif que de répondre à une finalité financière. Le travail de partage d’informations, de projets en amont peut être alors un moyen d’accompagner des restructurations beaucoup plus facilement.
Marianne Franjou, associée, Altana : Le législateur a permis de commencer la discussion en amont avec des dispositifs tels que les accords de maintien de l’emploi, notamment en matière de conciliation ou de sauvegarde. La situation d’une entreprise doit être analysée rapidement pour permettre d’avoir un aperçu du traitement social à apporter. De nombreuses entreprises font aujourd’hui le constat que la situation dans laquelle elles se trouvent ne leur permettra pas de perdurer. Elles tentent alors assez rapidement de se restructurer en abordant les problématiques économiques et sociales, et ce avant la phase de redressement ou de liquidation judiciaire. Les outils mis en place par le législateur à cet effet sont fréquemment utilisés et devraient permettre de sauver le maximum d’emplois.
Eric Pérès : Certes, mais ce sont souvent les grands groupes qui en profitent et non les PME.
Marianne Franjou : Nous traitons aussi de PME en sauvegarde et en conciliation. Leurs problématiques sont de mieux en mieux abordées.
Frédéric Broud, associé, Racine : Chaque restructuration d’entreprise est particulière et il existe une multitude de cas de figure («in bonis», en conciliation, en sauvegarde, en redressement judiciaire…) qui nécessitent chacun une méthodologie et un traitement différents. Mais certains grands principes existent : dire la vérité au CE sur
le plan social et sensibiliser sur le niveau de dangerosité, c’est-à-dire sur les perspectives pour une entreprise. Nous faisons parfois face à des entreprises ayant déjà déposé le bilan mais dans lesquelles les interlocuteurs n’ont pas encore conscience qu’il existe un risque important que l’entreprise disparaisse. La première
étape est d’expliquer la situation en toute transparence et faire comprendre au «malade» que la «maladie» est grave, même si un traitement peut exister. L’effort de sensibilisation est capital car les rapports deviennent alors qualitatifs et constructifs avec l’ensemble des représentants du personnel. Ils s’intègrent ainsi dans une démarche de sauvetage de l’entreprise. Sensibiliser, expliquer, ne pas mentir sont les trois principes à respecter. Certes, il y a des problématiques juridiques à appliquer : savoir quand informer, quand consulter, quand appliquer la loi Florange, trouver le bon timing pour respecter la loi, la confidentialité et surtout la finalité de la loi. Chaque cas est différent, la restructuration est un domaine dans lequel chaque cas est spécifique.
Initier le dialogue
Marianne Franjou : La frontière est assez claire entre les sociétés «in bonis» et celles qui ont déposé le bilan. Les rapports avec les partenaires sociaux sont différents quand l’entreprise est in bonis, en sauvegarde, en conciliation ou encore en redressement ou en liquidation judiciaire. Dans le cas d’un redressement judiciaire, voire d’une liquidation, les discussions avec les partenaires sociaux débutent immédiatement pour aboutir au meilleur dénouement possible. En matière de conciliation ou de sauvegarde, les timings ne sont pas les mêmes, une certaine confidentialité plane : tout en informant, tout ne peut pas être dit… Les schémas sont totalement différents en fonction de l’ampleur des difficultés économiques.
Eric Pérès : La question est de savoir à partir de quel moment il faut commencer à évoquer les difficultés que rencontre une entreprise. Pour cela, il faut mettre en place de nouvelles modalités de dialogue. Il faut travailler en amont pour que la question de la restructuration n’apparaisse plus comme violente, travailler sur l’enjeu et la pérennité de l’entreprise qui passe avant le timing imposé par la réglementation. Je le répète, il y a la restructuration visant à garder des emplois et celle visant un but purement financier.
Nicolas de Germay : La culture du dialogue social n’existe pas suffisamment en France. Elle est contrainte et structurée par des règles. Or une culture du dialogue implique de la transparence entre le salarié et l’entreprise. Ce dialogue est pourtant nécessaire pour exposer les finalités d’une restructuration lorsque cela est nécessaire. Cette absence de dialogue régulier explique souvent des méconnaissances en matière économique qui peuvent être un frein aux discussions.
La notion de perte peut être parfois compliquée à assimiler au sein d’une entreprise. La pédagogie est d’autant plus capitale.
Eric Pérès : La culture se vit dans la pratique, au quotidien. Les salariés comprennent les enjeux d’une restructuration dès lors que leur emploi est en danger. Ils ont une compréhension de la valeur économique. Ce qu’ils ne comprennent pas, en revanche, c’est quand l’entreprise elle-même ne porte pas un projet économique ou industriel. Ce dialogue manque, car des actionnaires ou des grands groupes ont parfois des comportements économiques qui ne sont pas rationnels du point de vue d’un projet industriel.
Philippe Rozec, associé, De Pardieu Brocas Maffei : La volonté du législateur est de voir traiter un peu plus en amont l’accompagnement social des difficultés économiques. L’intention est louable même si le droit social a du mal à s’emparer de la question du droit des procédures collectives, et réciproquement. Ces deux domaines du droit souffrent d’une difficulté d’harmonisation et de coexistence. Sur la question de la consultation ou, plus généralement, du dialogue relatif à la situation économique, la concomitance de la consultation sur la situation économique («Livre 2») et de celle sur l’accompagnement social («Livre 1») ne doit pas
aboutir à éluder la présentation d’un contexte qui fait souffrir l’entreprise et de la nécessité de restructurer. Cela est aussi l’occasion de faire valoir un projet de retournement. Les parties prenantes, notamment les syndicats, attendent légitimement que soit abordé rapidement le traitement social (nombre d’emplois supprimés et mesures d’accompagnement social), mais cela ne doit pas édulcorer la discussion sur la motivation économique et la présentation du projet.
Benoît Rocher : Le temps du PSE doit être court car il est extrêmement traumatisant. Il ne faut pas se focaliser exclusivement sur les salariés qui partent car ceux qui vont faire perdurer l’entreprise sont ceux qui restent.
Philippe Rozec : Le terme de «survivant» est employé, c’est un terme frappant. Il faut effectivement s’occuper d’eux, en particulier dans une entreprise en retournement.
Benoît Rocher : Et ce sont ceux dont il faut s’occuper en priorité car les entreprises sont dans des situations parfois dramatiques. Si le rebond n’est pas immédiat, on ne peut pas exclure que l’on se retrouve dans un processus identique. Il est donc indispensable de communiquer vite sur ceux qui vont partir car l’entreprise s’arrête de fonctionner en attendant cette information.
Philippe Rozec : La concomitance entre la partie économique et sociale est indispensable, la méthode doit être simplement clarifiée et, dans cette optique, le recours à un accord de méthode peut être d’une certaine utilité. Une restructuration ne doit pas être menée par un dialogue sans cadre, il faut que la direction
puisse conserver une certaine maîtrise du temps car les aspects sociaux du projet doivent s’intégrer à l’ensemble du processus.
Frédéric Broud : Les problèmes de timing n’ont plus d’importance dans l’urgence. Mais tout dépend de la situation à laquelle l’entreprise est confrontée : est-elle engagée dans une procédure où la maladie est déclarée ou fait-elle face à une procédure de restructuration dans laquelle on tente d’éviter la maladie ? Les situations sont très différentes, les problèmes ne sont pas les mêmes et les solutions divergent.
Philippe Rozec : Mais l’un des enjeux n’est-il pas de définir un peu plus cette période tiède qui se situe entre des difficultés avérées et la cessation de paiements ? Durant cette période-là, des actions peuvent être menées à l’aide de nouveaux outils qui émergent.
Benoît Rocher : Anticiper une restructuration signifie constater un échec, arriver au bout d’une situation qui n’a pas su être gérée. Parfois, les différentes parties n’ont pas été informées en amont de ces difficultés et le sont lorsqu’il est trop tard. Il est délicat alors de renouer un dialogue social efficace, pourtant indispensable à construire les bases d’un alignement d’intérêt autour du projet de sauvetage de l’entreprise.
Frédéric Broud : Ceux qui font les règles et en discutent sont parfois loin de la réalité du terrain.
Marianne Franjou : Lorsque l’interlocuteur change, le dialogue n’est plus le même. Les salariés seront probablement plus à l’écoute d’un tiers qui va intervenir dans l’entreprise pour exposer la situation que le dirigeant n’a pas su expliquer antérieurement. Pour que la sortie soit positive, il faut pouvoir dialoguer, et ce dialogue est favorisé avec des membres extérieurs à l’entreprise.
Eric Pérès : En dehors des discussions officielles des CE, une réflexion sur l’entreprise de demain devrait être menée. Certaines entreprises ne jouent pas forcément le jeu sur le partage des informations et constatent par la suite des désaccords et des tensions qui auraient pu être évités. Ainsi, l’Afpa, qui constitue le plus grand centre de formation pour adultes en France depuis 1945, fait aujourd’hui face à une restructuration importante. On est passé de 11 000 salariés à
moins de 7 000. La gouvernance (Etat, régions, syndicats de salariés et d’employeurs) doit accompagner le passage d’une structure juridique associative à celle d’un EPIC (établissement public industriel et commercial). En tant que syndicaliste membre du conseil d’administration, décider qu’il faut peut-être se séparer de certains centres au regard des besoins du marché et des territoires ne va pas de soi. Les parties prenantes doivent pourtant instaurer un dialogue sur un diagnostic pour assurer la survie de l’Afpa.
Philippe Rozec : Le dialogue est effectivement indispensable. Toutefois, il est nécessaire de distinguer ce qui relève de la stratégie de l’entreprise. On est en train de franchir un cap un peu illusoire si l’on pense qu’il faut mettre sur la table l’ensemble des orientations stratégiques de l’entreprise. L’entreprise ne peut pas dévoiler l’ensemble de sa stratégie puisque cette stratégie est en constante évolution et doit rester confidentielle. On commence par ailleurs à voir un certain nombre de contentieux de CE critiquant l’entreprise sur la qualité de sa consultation en matière d’orientations stratégiques. Ce terrain me semble extrêmement dangereux car les entreprises doivent conserver une certaine confidentialité. Je ne dis pas pour autant qu’il ne faut pas aborder des enjeux clés comme la digitalisation
ou la transformation des métiers.
Marianne Franjou : D’autant plus en restructuration, où la stratégie à adopter peut être en cours d’élaboration.
Philippe Rozec : Une partie du dialogue doit également rester entre l’actionnaire et la direction. D’autant plus que les actionnaires, qui sont parfois montrés du doigt, ne sont pas uniquement intéressés par la réussite à court terme de leur produit ou de leur investissement. Leur comportement est aussi en train d’évoluer sur ce point. Benoît Rocher : L’élément qui, me semble-til, doit être impérativement partagé avec les partenaires sociaux et plus largement les salariés est le projet d’entreprise. Où souhaitons nous amener l’entreprise et quels moyens nous donnons-nous ? Lorsque nous intervenons avec nos équipes dans les entreprises en difficulté, nous nous fixons comme objectif à très court terme de définir un projet qui constituera le fil rouge de toutes nos actions par la suite. Si nous communiquons uniquement sur les réductions d’effectifs, il sera difficile de mobiliser les salariés. Le projet d’entreprise est véritablement la colonne vertébrale. La confidentialité de certains éléments techniques peut être conservée, mais tout le monde a besoin d’un cadre. Cette communication ne doit d’ailleurs pas se limiter aux partenaires sociaux mais impliquer l’ensemble des salariés, même si cela peut s’avérer compliqué dans certains environnements du fait de la taille ou de la dispersion des sites.
Frédéric Broud : Dans des entreprises mondialisées, cela est impossible. La plupart de nos interlocuteurs n’ont eux mêmes pas accès à la stratégie.
Nicolas de Germay : Notre approche est basée sur la transparence. Je retiens le distinguo entre la stratégie et les actionnaires. Je suis un actionnaire. En tant que tel, je souhaite une transparence maximale. En restructuring, si vous voulez obtenir l’adhésion des salariés, le projet doit prévoir des efforts proportionnels et équitables. Il faut démontrer que les efforts sont partagés. A titre d’exemple, lorsque nous arrivons dans une entreprise, nous commençons par réduire le package
de la direction. C’est essentiel afin de pouvoir ensuite demander des efforts aux salariés. Le deuxième point porte sur la manière de communiquer. Nous utilisons beaucoup le conseil de surveillance auquel participent des représentants des salariés. Dans ce cadre, le directoire établit la stratégie et le conseil de surveillance surveille. Les salariés sont parfois surpris de voir que nous discutons avec eux des sujets négociés avec la direction, et ne peuvent pas nous accuser de tenir un double discours. Nous allons même plus loin. Nous organisons une réunion avec les clients et les fournisseurs tous les six mois afin de leur présenter le même
discours. Nous partageons ainsi notre objectif final, qui est de sauver l’entreprise.
Frédéric Broud : Votent-ils au conseil de surveillance ?
Nicolas de Germay : Non, ils sont invités. Avec tout de même une difficulté posée par le droit social : nous pouvons inviter uniquement les syndicats considérés comme représentatifs. Nous plaçons néanmoins tout le monde sous un même flux d’information et nous partageons un référentiel commun qui manquait parfois, faute de dialogue régulier.
Eric Pérès : Les conseils de surveillance pourraient être le lieu d’apprentissage de ce dialogue. Toutefois, souvent, les décisions sont prises avant leur tenue et les salariés ont un rôle de subalternes. Jusqu’où peut-on impliquer les salariés dans cette réflexion ? Une autre solution serait d’accorder au CE un droit de veto sur un projet quand celui-ci n’est pas partagé au regard de son impact sur le plan social et économique.
Nicolas de Germay : Vous parlez là de cogestion. Je suis contre. Chacun son rôle.
Eric Pérès : Absolument pas. L’entreprise n’est pas un lieu de démocratie, le code du travail, le droit social, les accords collectifs sont là pour rééquilibrer les rapports ; chacun doit tenir son rôle. Mais si on veut obtenir un diagnostic partagé, il faut communiquer les informations.
Philippe Rozec : J’attirais simplement l’attention sur le fait qu’un certain nombre d’éléments stratégiques doivent demeurer confidentiels pendant un temps. La transparence oui, mais la transparence totale n’existe pas.
Nicolas de Germay : Tout doit être maîtrisé.
Philippe Rozec : Exactement. Quant à la cogestion, elle ne correspond pas à l’état de notre droit ni d’autres droits qui nous ressemblent. Le CE a un droit de veto en Allemagne mais sur des volets extrêmement particuliers, nous ne pouvons pas parler de cogestion.
Frédéric Broud : Il y a un certain nombre d’éléments stratégiques que l’on ne doit pas donner aux élus et qui doivent rester confidentiels jusqu’à un certain moment.
Quels outils utiliser ?
Marianne Franjou : Sur la question des outils, tout dépend de la procédure adoptée. Si la société est en conciliation, ce sont les outils traditionnels de droit social qui devront être utilisés. Le législateur n’a presque pas changé les calendriers, l’employeur doit procéder à un certain nombre de consultations, les délais sont strictement encadrés et le CHSCT a un rôle majeur. Cependant, il faut faire habilement la part des choses entre ce qui est confidentiel et ce qui ne l’est pas. Dans le cadre d’un redressement ou d’une liquidation judiciaire, tout change et, malheureusement, le droit des procédures collectives n’est pas adapté au droit social. Il faut composer entre le calendrier du tribunal de commerce, les exigences des actionnaires, des dirigeants… et le calendrier social. Le législateur nous donne des outils avec la loi Travail et la mise en œuvre de nouveaux accords. Par exemple, les accords anticipés de transition ou d’adaptation pouvant être conclus pour gérer le sort des «survivants» et celui des salariés de l’entreprise d’accueil sont une avancée notoire et ils favoriseront peut-être la discussion avec les partenaires sociaux.
Philippe Rozec : J’adhère à l’idée de négocier par anticipation le statut collectif au sein de la future entité. La Cour de cassation l’avait reconnu courageusement et le législateur le consacre. L’idée est donc d’avoir un statut homogène entre la nouvelle population et celle d’origine. Les accords de préservation de l’emploi sont moins contraignants que ceux de maintien de l’emploi en termes d’engagement sur les effectifs. Ils sont donc plus adaptés au droit des procédures collectives. Les accords de préservation de l’emploi n’interdisent pas de supprimer certains postes pour assurer la survie de l’entreprise ou de l’activité. Nous espérons qu’ils
vont pouvoir se développer. Un certain nombre d’outils sont en progrès mais supposent un dialogue social majeur car chacun de ces dispositifs requiert un accord majoritaire, de surcroît à 50 %. Passer de l’accord à 30 % à l’accord à 50 % peut toutefois avoir pour effet de remettre dans la boucle d’autres syndicats aux côtés des deux grandes centrales qui étaient celles qui majoritairement pouvaient faire valoir une représentativité à 30 %.
Eric Pérès : Je partage votre avis. Les outils ne manquent pas, mais ils sont souvent mal utilisés. Nous n’avons pas évoqué la question des PME qui n’ont pas nécessairement la culture évoquée pour pouvoir s’emparer de ces outils efficacement. Souvent les restructurations se font donc de manière assez brusque et réactive. Mais les outils existent. Nous n’avons pas cité celui de la Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (Gpec) qui est très important. Il existe encore, entre le tout marché et le tout Etat, un espace où les partenaires sociaux peuvent s’entendre, c’est ce que j’appelle le «paritarisme». A l’Apec, nous avons décidé d’investir 20 millions euros pour des outils de mutualisation de ces PME, car nous devons être capables d’aller chercher les compétences dont elles ont besoin étant donné qu’elles n’ont pas cette capacité. Si nous travaillons très en amont sur ces points – le diagnostic, la capacité à chercher certaines compétences –, nous pourrons alors éviter certaines difficultés.
Benoît Rocher : Nous voulons mettre des noms sur chaque notion, cela est très français. Des PME peuvent faire de la Gpec, sans néanmoins enfermer leur approche dans un cadre trop formel nécessitant un accord complexe. Nous travaillons essentiellement avec des PME et des ETI, certaines sont très avancées sur ces sujets car elles se sont fixé un cap et savent quel sera, dans les trois prochaines années, leur métier et donc quels sont leurs besoins de recrutement. Il est cependant parfois difficile pour elles d’attirer certains talents, par exemple des ingénieurs hautement qualifiés, plus attirés par les perspectives de grands groupes, et cela pose de vrais sujets structurels. La Gpec est un outil formidable de restructuration à froid mais qui n’est pas adapté dans une situation d’urgence car il s’inscrit dans la durée et dans ce fameux projet d’entreprise. Une restructuration ne correspond pas au seul alignement des intérêts des actionnaires, du management et des partenaires sociaux. Il doit être étendu à tout un environnement, clients, fournisseurs et pouvoirs publics, car l’ensemble des acteurs et des partenaires doit avoir intérêt à ce que l’entreprise s’en sorte et survive. Si cet alignement n’est pas global, il sera difficile pour l’entreprise de survivre, ou alors au prix d’incroyables efforts. La question est donc de savoir ce que ce projet peut apporter à l’entreprise, à ses salariés, à ses actionnaires et à son environnement immédiat. Cela est d’autant plus vrai pour les PME, pour lesquelles l’aspect territorial est prépondérant avec un emploi de proximité important.
Marianne Franjou : Les PME et les ETI sont effectivement souvent oubliées dans les dispositifs mis en place. Les outils existent, mais pour les grands groupes. Trouver des dispositifs adaptés à des entreprises de 10 ou moins de 50 salariés peut se révéler un véritable casse-tête. Mais si ces entreprises ont moins de moyens que d’autres, elles sont souvent mieux équipées et ont plus de détermination.
Benoît Rocher : Ce manque de moyens est également compensé par plus d’agilité. La proximité avec les salariés permet de mettre rapidement en œuvre une décision. Les PME bénéficient de cette agilité et de cette rapidité qui leur permettent de se retourner parfois plus facilement que les grands groupes où le paquebot fonce dans l’iceberg.
Eric Pérès : Il existe cependant une asymétrie de moyens entre les grands groupes et les petites entreprises, où les salariés ne bénéficient pas des mêmes éléments d’accompagnement.
Marianne Franjou : Mais l’information est souvent mieux partagée. Le DRH connaît l’ensemble de ses salariés et sait par exemple mesurer les impacts d’une suppression de poste sur un service. Nous pouvons avoir un dialogue beaucoup plus fluide dans les PME et ETI en procédure collective que dans les grands groupes, où l’information est moins bien partagée et le DRH mobilisé par de multiples sujets.
Benoît Rocher : Ces périodes de restructuration nécessitent des expertises et des savoir-faire spécifiques. Dans une PME, si les équipes se détournent de l’opérationnel pour se focaliser sur le traitement de la crise, le rebond devient plus difficile. D’où l’intérêt d’être accompagné.
Frédéric Broud : Il y a aussi des problèmes très concrets sur lesquels il serait assez simple de légiférer. Par exemple, aujourd’hui, nous ne pouvons pas assurer la portabilité de la mutualité et de la prévoyance des salariés d’entreprises en difficulté. C’est pourtant une problématique cruciale.
Marianne Franjou : Nous revenons à la question de la difficulté de la cohabitation entre le droit social et le droit des procédures collectives. Nous devons réussir à trouver un juste équilibre parfois difficile à mettre en œuvre.
Frédéric Broud : Un autre exemple porte sur les reprises multisites. Un site industriel est encore en bon état mais le produit n’est plus adapté et nécessite de faire évoluer le mode de production. J’ai l’impression que nous ne savons pas recycler ces sites industriels.
Nicolas de Germay : Je partage cette réflexion. Ce sujet est compliqué à anticiper et à gérer. Les groupes ont toujours des difficultés à anticiper car leur stratégie évolue. Ensuite, il est extrêmement difficile de mener une réorganisation sociale pour un grand groupe profitable, car le rapport de force est très compliqué. Généralement, le groupe finit par «anesthésier» le site, autrement dit, il assèche petit à petit le chiffre d’affaires, et réduit – corrélativement – les effectifs.
On rentre alors dans un cercle vicieux : une baisse d’effectifs, donc une baisse de production et une réduction du chiffre d’affaires, etc. En outre, le groupe est confronté à la problématique de coemploi et d’UES (unité économique et sociale), ce qui l’incite à l’inaction. L’autre solution consiste à trouver un repreneur capable de redonner de l’agilité, mais cela reste compliqué, même si Alandia Industries est souvent sollicité.
Propos recueillis par Coralie Bach, Sarah Bourgandoura et Lucy Letellier